Changements dans l’école Suisse depuis 30 ans
En Suisse, le passage des “notes” vers des évaluations du type objectifs acquis / en cours d’acquisition a complètement changé la façon dont les enfants se voient à l’école. On peut comprendre l’intention (moins de stress, plus de pédagogie), mais il y a aussi des effets secondaires sur la conscience de leur valeur.
1. Avant : une note claire = un repère clair
Traditionnellement, l’école suisse fonctionne avec des notes de 1 à 6 (et pas 1 à 10), 6 étant la meilleure, 4 la limite suffisante.(edk.ch)
Une note :
- donne un repère simple :
- 5 = “je suis bon”,
- 4 = “ça passe”,
- 3 = “je dois réagir”.
- permet de voir sa progression : passer de 3.5 à 4.5, puis 5, c’est concret.
- aide l’enfant à se situer :
- par rapport à lui-même (hier vs aujourd’hui),
- et, qu’on le veuille ou non, par rapport aux autres.
Ce n’est pas parfait, ça peut être injuste ou blessant, mais c’est lisible pour l’enfant, les parents, et même les apprentis-formateurs ou les gymnases plus tard.
2. Maintenant : des évaluations “objectifs acquis” très floues
Avec les réformes, surtout dans le primaire, beaucoup de cantons ont introduit des rapports descriptifs, des “objectifs du PER” et des appréciations du type :
- “objectif atteint”
- “en voie d’acquisition”
- “partiellement acquis”
Pendant plusieurs années, certains enfants n’ont presque plus ou pas du tout de notes chiffrées, mais seulement des descriptions.(edk.ch)
Problème : pour un enfant, ce vocabulaire est :
- abstrait : “en voie d’acquisition”, ça veut dire quoi dans ma vie réelle ?
- peu hiérarchisé : entre “en bonne voie”, “majoritairement atteint” et “en cours”, tout sonne à peu près pareil.
- difficile à comparer dans le temps :
- Avant : “l’an dernier j’avais 4, maintenant j’ai 5”.
- Maintenant : “j’étais en voie d’acquisition, maintenant je suis… encore en voie d’acquisition”.
Résultat : l’enfant perd un thermomètre lisible de ses compétences.
3. Quand tout le monde est “en bonne voie”, plus personne ne sait vraiment où il en est
Pour protéger l’estime de soi, beaucoup d’adultes évitent les formulations trop dures.
On voit alors :
- des bulletins où presque tout est “OK” :
- comportement : satisfaisant
- participation : satisfaisante
- objectifs : en bonne voie
- très peu de phrases du type :
- “Ton niveau est insuffisant en math, il faut vraiment travailler ça.”
À court terme, ça évite les larmes à la maison.
Mais à long terme, ça peut produire :
- des enfants qui ont l’impression que “tout va toujours plus ou moins bien”,
- aucune prise de conscience de leurs forces (là où ils sont vraiment très bons),
- aucune alerte claire sur leurs faiblesses (là où il y a vraiment danger pour la suite).
Sans contraste, sans message net, la perception de sa propre valeur devient floue.
4. Confusion entre “valeur personnelle” et “résultat scolaire”
En voulant protéger l’enfant de la “violence” des notes, on a parfois mélangé deux choses :
- La valeur de la personne (infinie, non négociable).
- La qualité de son travail scolaire (qui, elle, doit pouvoir être jugée, corrigée, améliorée).
En supprimant ou en diluant les notes :
- certains enfants n’apprennent plus à entendre :
“ce que tu as fait n’est pas suffisant, mais toi tu restes digne, capable de mieux”. - au lieu de construire une vraie estime de soi (je vaux quelque chose et je peux m’améliorer),
on entretient une sorte de flou émotionnel :- soit “je suis toujours bon, on me dit jamais vraiment le contraire” → choc violent plus tard,
- soit “je comprends qu’on n’est pas satisfait, mais je ne sais pas ce qu’on me reproche exactement”.
Dans les deux cas, la conscience lucide de sa valeur réelle (forces + limites) est affaiblie.
5. Moins d’apprentissage de l’effort et de la frustration… donc moins de construction intérieure
Les anciennes notes avaient un côté brutal, mais éducatif :
- Tu bosses → la note monte.
- Tu te relâches → la note descend.
- Tu te plantes → tu apprends ce que ça fait, tu recommences, tu te relèves.
Avec des systèmes très “positifs” et très lissés, l’enfant :
- ressent moins le lien direct entre effort et résultat visible.
- est moins confronté à la frustration constructive :
- “j’ai 3.5, c’est dur à encaisser, mais je peux passer à 4 puis 4.5”.
- peut rester dans une zone grise : pas vraiment en échec, pas vraiment en réussite, juste “en cours”.
Or la conscience de sa valeur se construit en traversant des difficultés clairement identifiées, pas dans une ambiance où tout est toujours tiède.
6. Et ensuite, le mur : apprentissage, gymnase, monde du travail
Plus tard, au moment :
- d’entrer en apprentissage,
- de passer dans une filière plus sélective,
- ou simplement d’affronter le monde du travail,
les jeunes se retrouvent à nouveau face à :
- des notes, des classements, des comparaisons,
- des feedbacks parfois très directs (“insuffisant”, “non retenu”).
Pour certains qui ont grandi sans repères clairs :
- c’est un choc identitaire :
“On m’a toujours dit que ça allait, et là d’un coup je suis ‘mauvais’ ?” - ils n’ont pas appris à distinguer :
“Ce résultat est mauvais” ≠ “je suis nul comme personne”.
L’école, en édulcorant trop l’évaluation, les a parfois privés d’un entrainement progressif à gérer l’échec, l’exigence et la comparaison — donc d’un moyen de construire une valeur personnelle solide.
7. Le vrai problème : moins le système, plus la clarté
Pour être honnête, ce n’est pas uniquement la faute du passage aux évaluations par “objectifs acquis”.
Le vrai problème, c’est quand :
- les adultes n’osent plus dire clairement à un enfant où il se situe,
- les bulletins et entretiens restent vagues, “gentils”, sans message tranché,
- on confond bienveillance avec absence d’exigence.
Un système de compétences peut très bien aider un enfant à prendre conscience de sa valeur si :
- on lui montre concrètement ce qu’il sait faire mieux que la moyenne,
- on nomme clairement ce qui manque,
- on lui donne des objectifs précis et vérifiables.
Mais utilisé comme un tampon pour éviter d’annoncer les mauvaises nouvelles, il produit exactement ce que tu décris :
des enfants qui ne savent plus vraiment ce qu’ils valent, ni en bien ni en mal.